... Des truffes

Texte extrait de

« Physiologie du goût,
ou Méditations de gastronomie transcendante par un professeur »

de Jean-Anthelme Savarin

Source : numérisation BnF de l'édition de Paris : INALF, 1961 - (Frantext ; M362-363).
Reprod. de l'éd. de Paris : Charpentier, 1847 - document extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF)

La structure originale du texte, les sauts de paragraphes notamment, n'est pas tout à fait respectée pour faciliter la lecture sur internet

 

 

 Truffière
 de Saint-Remy


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CHAPITRE VII

des truffes


43 -qui dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupes, et des souvenirs gourmands et érotiques chez le sexe portant barbe. Cette duplication honorable vient de ce que cet éminent tubercule passe non-seulement pour délicieux au goût ; mais encore parce qu' on croit qu' il élève une puissance dont l'exercice est accompagné des plus doux plaisirs.

L'origine de la truffe est inconnue : on la trouve, mais on ne sait ni comment elle naît ni comment elle végète. Les hommes les plus habiles s'en sont occupés : on a cru en reconnaître les graines, on a promis qu'on en sèmerait à volonté. Efforts inutiles ! Promesses mensongères ! Jamais la plantation n'a été suivie de la récolte, et ce n'est peut-être pas un grand malheur ; car, comme le prix des truffes tient un peu au caprice, peut-être les estimerait-on moins si on les avait en quantité et à bon marché.
« Réjouissez-vous, chère amie, disais-je un jour à Madame De V ; on vient de présenter à la société d'encouragement un métier au moyen duquel on fera de la dentelle superbe, et qui ne coûtera presque rien.
- Eh ! Me répondit cette belle, avec un regard de souveraine indifférence, si la dentelle était à bon marché, croyez-vous qu'on voudrait porter de semblables guenilles ? »


de la vertu érotique des truffes.


44 -Les romains ont connu la truffe ; mais il ne paraît pas que l'espèce française soit parvenue jusqu'à eux. Celles dont ils faisaient leurs délices leur venaient de Grèce, d'Afrique, et principalement de Libye ; la substance en était blanche et rougeâtre, et les truffes de Libye étaient les plus recherchées, comme à la fois plus délicates et plus parfumées ... gustus elementa per omnia quaerunt. Juvenal.

Des romains jusqu' à nous il y a eu un long interrègne, et la résurrection des truffes est assez récente ; car j'ai lu plusieurs anciens dispensaires où il n' en est pas mention : on peut même dire que la génération qui s' écoule au moment où j' écris en a été presque témoin.Vers 1780, les truffes étaient rares à Paris ; on n' en trouvait, et seulement en petite quantité, qu'à l'hôtel des américains et à l'hôtel de Provence, et une dinde truffée était un objet de luxe qu'on ne voyait qu' à la table des plus grands seigneurs, ou chez les filles entretenues. Nous devons leur multiplication aux marchands de comestibles, dont le nombre s' est fort accru, et qui, voyant que cette marchandise prenait faveur, en ont fait demander dans tout le royaume, et qui, les payant bien et les faisant arriver par les courriers de la malle et par la diligence, en ont rendu la recherche générale ; car, puisqu' on ne peut pas les planter, ce n' est qu' en les recherchant avec soin qu' on peut en augmenter la consommation.

On peut dire qu'au moment où j'écris (1825) la gloire de la truffe est à son apogée. On n'ose pas dire qu'on s'est trouvé à un repas où il n'y aurait pas eu une pièce truffée. Quelque bonne en soi que puisse être une entrée, elle se présente mal si elle n' est pas enrichie de truffes. Qui n'a pas senti sa bouche se mouiller en entendant parler de truffes à la provençale ? Un sauté de truffes est un plat dont la maîtresse de la maison se réserve de faire les honneurs ; bref, la truffe est le diamant de la cuisine. J'ai cherché la raison de cette préférence ; car il m'a semblé que plusieurs autres substances avaient un droit égal à cet honneur ; et je l' ai trouvée dans la persuasion assez générale où l'on est que la truffe dispose aux plaisirs génésiques ; et, qui plus est, je me suis assuré que la plus grande partie de nos perfections, de nos prédilections et de nos admirations proviennent de la même cause, tant est puissant et général le servage où nous tient ce sens tyrannique et capricieux ! Cette découverte m'a conduit à désirer de savoir si l'effet est réel et l'opinion fondée en réalité. Une pareille recherche est sans doute scabreuse et pourrait prêter à rire aux malins ; mais honni soit qui mal y pense ! Toute vérité est bonne à découvrir.

Je me suis d'abord adressé aux dames, parce qu'elles ont le coup d'oeil juste et le tact fin ; mais je me suis bientôt aperçu que j'aurais dû commencer cette disquisition quarante ans plus tôt, et je n'ai reçu que des réponses ironiques ou évasives : une seule y a mis de la bonne foi, et je vais la laisser parler ; c'est une femme spirituelle sans prétention, vertueuse sans bégueulerie, et pour qui l'amour n' est plus qu' un souvenir aimable.


« Monsieur, me dit-elle, dans le temps où l'on soupait encore, je soupai un jour chez moi en trio avec mon mari et un de ses amis. Verseuil (c'était le nom de cet ami) était beau garçon, ne manquait pas d'esprit, et venait souvent chez moi ; mais il ne m'avait jamais rien dit qui pût le faire regarder comme mon amant ; et s'il me faisait la cour, c'était d'une manière si enveloppée qu' il n'y a qu'une sotte qui eût pu s'en fâcher. Il paraissait, ce jour-là, destiné à me tenir compagnie pendant le reste de la soirée, car mon mari avait un rendez-vous d'affaires, et devait nous quitter bientôt. Notre souper, assez léger d'ailleurs, avait cependant pour base une superbe volaille truffée. Le subdélégué de Périgueux nous l'avait envoyée. En ce temps, c'était un cadeau ; et d'après son origine, vous pensez bien que c'était une perfection. Les truffes surtout étaient délicieuses, et vous savez que je les aime beaucoup : cependant je me contins ; je ne bus aussi qu'un seul verre de champagne ; j'avais je ne sais quel pressentiment de femme que la soirée ne se passerait pas sans quelqu'événement. Bientôt mon mari partit et me laissa seule avec Verseuil, qu'il regardait comme tout à fait sans conséquence. La conversation roula d'abord sur des sujets indifférents ; mais elle ne tarda pas à prendre une tournure plus serrée et plus intéressante. Verseuil fut successivement flatteur, expansif, affectueux, caressant, et voyant que je ne faisais que plaisanter de tant de belles choses, il devint si pressant que je ne pus plus me tromper sur ses prétentions. Alors je me réveillai comme d'un songe, et me défendis avec d'autant plus de franchise que mon coeur ne me disait rien pour lui. Il persistait avec une action qui pouvait devenir tout à fait offensante ; j'eus beaucoup de peine à le ramener ; et j'avoue à ma honte que je n'y parvins que parce que j'eus l'art de lui faire croire que toute espérance ne lui serait pas interdite. Enfin il me quitta ; j'allai me coucher et dormis tout d'un somme. Mais le lendemain fut le jour du jugement ; j'examinai ma conduite de la veille et je la trouvai répréhensible. J'aurais dû arrêter Verseuil dès les premières phrases et ne pas me prêter à une conversation qui ne présageait rien de bon. Ma fierté aurait dû se réveiller plus tôt, mes yeux s'armer de sévérité ; j'aurais dû sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je ne fis pas. Que vous dirai-je, monsieur ? Je mis tout cela sur le compte des truffes ; je suis réellement persuadée qu' elles m'avaient donné une prédisposition dangereuse ; et si je n'y renonçai pas (ce qui eût été trop rigoureux), du moins je n'en mange jamais sans que le plaisir qu'elles me causent ne soit mêlé d'un peu de défiance. »

Un aveu, quelque franc qu'il soit, ne peut jamais faire doctrine. J'ai donc cherché des renseignements ultérieurs ; j'ai rassemblé mes souvenirs, j'ai consulté les hommes qui, par état, sont investis de plus de confiance individuelle ; je les ai réunis en comité, en tribunal, en sénat, en sanhédrin, en aréopage, et nous avons rendu la décision suivante pour être commentée par les littérateurs du vingt-cinquième siècle : « La truffe n'est point un aphrodisiaque positif ; mais elle peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables. »

On trouve en Piémont les truffes blanches, qui sont très-estimées ; elles ont un petit goût d'ail qui ne nuit point à leur perfection, parce qu'il ne donne lieu à aucun retour désagréable. Les meilleures truffes de France viennent du Périgord et de la haute-Provence ; c'est vers le mois de janvier qu'elles ont tout leur parfum. Il en vient aussi en Bugey, qui sont de très-haute qualité ; mais cette espèce a le défaut de ne pas se conserver. J'ai fait, pour les offrir aux flâneurs des bords de la Seine, quatre tentatives dont une seule a réussi ; mais pour lors ils jouirent de la bonté de la chose et du mérite de la difficulté vaincue. Les truffes de Bourgogne* et du Dauphiné sont de qualité inférieure ; elles sont dures et manquent d'avoine ; ainsi, il y a truffes et truffes, comme il y a fagots et fagots. On se sert le plus souvent, pour trouver les truffes, de chiens et de cochons qu' on dresse à cet effet ; mais il est des hommes dont le coup d' oeil est si exercé, qu'à l' inspection d'un terrain ils peuvent dire, avec quelque certitude, si on peut y trouver des truffes, et quelle en est la grosseur et la qualité.

Les truffes sont-elles indigestes ?

Il ne nous reste plus qu' à examiner si la truffe est indigeste. Nous répondrons négativement. Cette décision officielle et en dernier ressort est fondée :

1- sur la nature de l'objet même à examiner (la truffe est un aliment facile à mâcher, léger de poids, et qui n' a en soi rien de dur ni de coriace) ;

2- sur nos observations pendant plus de cinquante ans, qui se sont écoulés sans que nous ayons vu en indigestion aucun mangeur de truffes ;

3- sur l'attestation des plus célèbres praticiens de Paris, cité admirablement gourmande, et truffivore par excellence ;

4- enfin, sur la conduite journalière de ces docteurs de la loi qui, toutes choses égales, consomment plus de truffes qu'aucune autre classe de citoyens ; témoin, entre autres, le docteur Malouet, qui en absorbait des quantités à indigérer un éléphant, et qui n' en a pas moins vécu jusqu' à quatre-vingt-six ans.

Ainsi on peut regarder comme certain que la truffe est un aliment aussi sain qu'agréable, et qui, pris avec modération, passe comme une lettre à la poste. Ce n'est pas qu'on ne puisse être indisposé à la suite d'un grand repas où, entre autres choses, on aurait mangé des truffes ; mais ces accidents n'arrivent qu'à ceux qui s'étant déjà, au premier service, bourrés comme des canons, se crèvent encore au second, pour ne pas laisser passer intactes les bonnes choses qui leur sont offertes. Alors ce n'est point la faute des truffes ; et on peut assurer qu' ils seraient encore plus malades si, au lieu de truffes, ils avaient, en pareilles circonstances, avalé la même quantité de pommes de terre.

Finissons par un fait qui montre combien il est facile de se tromper quand on n'observe pas avec soin. J'avais un jour invité à dîner M S, vieillard fort aimable, et gourmand au plus haut de l'échelle. Soit parce que je connaissais ses goûts, soit pour prouver à tous mes convives que j'avais leur jouissance à coeur, je n'avais pas épargné les truffes, et elles se présentaient sous l'égide d'un dindon vierge avantageusement farci. M S en mangea avec énergie ; et comme je savais que jusque-là il n'en était pas mort, je le laissai faire, en l'exhortant à ne pas se presser, parce que personne ne voulait attenter à la propriété qui lui était acquise. Tout se passa très-bien, et on se sépara assez tard ; mais, arrivé chez lui, M S fut saisi de violentes coliques d'estomac, avec des envies de vomir, une toux convulsive et un malaise général. Cet état dura quelque temps et donnait de l'inquiétude ; on criait déjà à l'indigestion de truffes, quand la nature vint au secours du patient. M S ouvrit sa large bouche, et éructa violemment un seul fragment de truffes qui alla frapper la tapisserie, et rebondit avec force, non sans danger pour ceux qui lui donnaient des soins.

Au même instant tous les symptômes fâcheux cessèrent, la tranquillité reparut, la digestion reprit son cours, le malade s'endormit, et se réveilla le lendemain dispos et tout à fait sans rancune. La cause du mal fut bientôt connue. M S mange depuis longtemps, ses dents n'ont pas pu soutenir le travail qu' il leur a imposé ; plusieurs de ces précieux osselets ont émigré, et les autres ne conservent pas la coïncidence désirable. Dans cet état de choses, une truffe avait échappé à la mastication, et s'était, presque entière, précipitée dans l'abîme ; l'action de la digestion l'avait portée vers le pylore, où elle s'était momentanément engagée : c'est cet engagement mécanique qui avait causé le mal, comme l'expulsion en fut le remède. Ainsi il n' y eut jamais indigestion, mais seulement supposition d' un corps étranger. C'est ce qui fut décidé par le comité consultatif qui vit la pièce de conviction, et qui voulut bien m'agréer pour rapporteur. M S n'en est pas, pour cela, resté moins fidèlement attaché à la truffe ; il l'aborde toujours avec la même audace ; mais il a soin de la mâcher avec plus de précision, de l'avaler avec plus de prudence ; et il remercie Dieu, dans la joie de son coeur, de ce que cette précaution sanitaire lui procure une prolongation de jouissances.

 

* Note du webmaster : sympa, pour la truffe de Bourgogne !